
Après le fiasco du projet F1 avec Ligier, enterré avant même d’avoir commencé et l’abandon du projet Procar, Alfa Romeo cherche désespérément un programme mais s’évertue à se disperser. Un engagement sportif aux USA fait son chemin, alors que la nouvelle 164 et le nouveau Spider doivent y être commercialisés. À l’automne 1988, Alfa Romeo annonce son intention de participer au championnat CART américain. Pour ce faire, il faut concevoir, conformément à la règlementation, un V8 2.65 litres turbo.
Un moteur avec des gênes de cheval cabré
Le projet prend pour base de développement le moteur Ferrari 034 que Ferrari avait imaginé en 1986, alors qu’un engagement de Maranello en CART était sur la table avec le projet 637. Le Ferrari 034 avait été conçu à une époque où le Ford Cosworth DFX dominait la discipline, mais le CART est désormais dominé par le moteur Ilmor, sponsorisé par Chevrolet, devenu la nouvelle référence. Ilmor, pour l’anecdote, sera le fer de lance du retour de Mercedes en Indycar (avec Penske) et en F1 (avec Sauber puis McLaren), avant d’être absorbé par le projet Mercedes AMG F1 moderne.


En octobre 1988, Alfa Romeo démarre la conception du V8 sous la direction de Claudio Lombardi. Assez carré (585 mm de longueur, 670 mm de largeur et 560 mm de hauteur, pour un poids de 155 kg), ce V8 de 2 648 cm³ a le même alésage (86mm) et la même course (57mm) que le Ferrari 034. Il délivre 680 ch à 11 500 tr/min, avec une adaptation à l’usage du méthanol comme carburant. Par contre, contrairement au Ferrari 034 dont les échappements sont dans le V, le moteur Alfa adopte une conception classique avec des échappements extérieurs et un plénum d’admission intégré au V. Pièces en magnésium et chemises de cylindre en aluminium-silicium font gagner du poids, mais il a fallu installer un amortisseur de vibrations à l’arrière du vilebrequin, relié au volant moteur et à l’embrayage. Aucun autre moteur du championnat CART n’utilisait un tel balancier. Le moteur bénéficiait d’un système de gestion entièrement électronique Magneti Marelli, avec une soupape de décharge à commande électronique pour le turbocompresseur Garrett.
Châssis March
Echaudé par son expérience constructeur récente en F1, Alfa Romeo ne construit pas son propre châssis et s’associe à un partenaire expérimenté, March (qui a eu son heure de gloire en F1 au début des années 70), également engagé avec Porsche dans le championnat CART. C’est aussi avec March que Ferrari avait exploré le terrain quelques années plus tôt. Alfa Romeo confie l’engagement des voitures à l’écurie Calpels/Morales Racing, qui avait roulé sur des March 88C Cosworth en 1988. Cela reste une petite structure…Un châssis 88C est envoyé en Italie pour les essais, qui débutent en mars 1989 à Monza, avec Bruno Giacomelli et Roberto Guerrero. Le pilote colombien, vu brièvement en F1 en 82-83, est ensuite devenu une valeur sûre du peloton CART, avec deux victoires en 1987. Des moteurs Cosworth sont aussi envoyés à FIAT Abarth afin de servir de point de comparaison avec le V8 Alfa Romeo. Premier écueil : il s’avére que ce dernier développe environ 100 ch de moins que la concurrence…

Entre-temps, la conception de la “March 89CE” adaptée au V8 Alfa fut menée par Maurice Philippe, un vétéran du design qui avait participé à la conception de classiques comme les Lotus 49, 72 et la 56 à turbine d’Indianapolis de 1968. La 89CE bénéficiait d’un centre de gravité abaissé et de tunnels à effet de sol revus pour générer plus d’appui.
Débuts contrariés
March affirmait que la coque était la plus rigide jamais construite, jusqu’à ce que l’équipe Morales découvre une erreur de calcul concernant la conception du châssis et sa rigidité. Il n’était cependant plus possible de corriger cette erreur et les voitures partirent aux États-Unis en l’état pour courir. Résultat de ces péripéties, l’écurie manqua les premières courses de la saison. Alors que ses débuts étaient fixés à Indianapolis, Alfa Romeo fut confrontée à un imprévu avec des grèves en Italie. Bien que l’écurie se soit inscrite à Indianapolis, elle dut se retirer en raison de contretemps imputés à ces grèves n’ayant pas permis de produire tous les moteurs nécessaires. De ce fait, l’équipe reporta ses débuts à Detroit, mais un nouveau revers survint avec le décès de Maurice Philippe.

L’écurie engagea la voiture, numéro 21, sans sponsor apparent, Alfa Romeo étant le principal pourvoyeur de fonds, la voiture rouge arborait uniquement les logos Alfa Romeo et March, mais aucun sponsor principal. Pour sa première course, Guerrero se qualifia en fond de grille, mais décrocha une encourageante 8e place. Bon, il ne fallait pas se leurrer : seules 12 voitures avaient terminé, grâce à une hécatombe en piste. Malheureusement, ce fut le seul moment marquant de la saison pour Alfacorse-Capels Racing. Un seul autre point fut inscrit à Mid-Ohio, grâce à la 12e place de Roberto Guerrero. Le reste des courses se résuma à un anonymat en fond de grille et à des abandons. Le bilan était très décevant à l’issue de la première année : 6 petits points seulement marqués en 11 courses et un seul Top 10.

1990 : nouvelle équipe
March suggéra à Alfa Romeo de se tourner vers Pat Patrick Racing, une nouvelle écurie qu’elle jugeait plus prometteuse. Pat Patrick, légende de la discipline, traversait cependant une période trouble. Il venait de perdre Emerson Fittipaldi, son champion de l’année 1989, passé chez Penske, ainsi que le soutien financier de Marlboro. Son intérêt pour Alfa Romeo avait ensuite provoqué la séparation avec son associé Chip Ganassi, actionnaire majoritaire, qui voulait absolument disposer du Chevrolet Ilmor dominant. Ganassi avait alors repris la totalité de l’écurie, poussant Pat Patrick à repartir de zéro pour 1990. La nouvelle écurie Patrick Racing fit un deal avec Penske et obtint le parrainage principal de Miller Genuine Draft, ainsi que les services d’Al Unser Sr pour les courses de 500 miles.

Pour la saison 1990, une nouvelle monoplace fut mise en chantier : la March-Alfa Romeo 90CA, dont l’avant semblait clairement inspiré de la March 89P à moteur Porsche. Sa conception était signée John Baldwin. Le châssis monocoque était composé d’aluminium et de fibre de carbone. La transmission, spécifiquement conçue pour le V8 Alfa Romeo, offrait une liaison plus rigide avec le moteur, permettant ainsi une position basse optimale du turbocompresseur. La carrosserie était décrite comme aussi lisse que possible afin de minimiser les perturbations aérodynamiques.
Alfa Corse fait tout son possible pour améliorer son V8
Alfa Corse développa quatre configurations différentes du V8. Début 1990, la voiture devait encore utiliser le moteur Phase 2, à quatre soupapes par cylindre, mais un moteur Phase 3, à cinq soupapes par cylindre et trois soupapes d’admission, fut mis en chantier. Le turbocompresseur Garrett était placé au cœur de la voiture. L’admission d’air se situait dans le ponton latéral droit. Les gaz d’échappement de la turbine étaient évacués par un collecteur dissimulé sous la carrosserie du ponton latéral gauche, entre celle-ci et le plancher.
Le V8 ne possédait qu’une seule soupape de décharge, placée au-dessus du turbocompresseur. Le flux était dirigé vers le haut et s’échappait à l’angle arrière gauche du capot moteur. Le tuyau, bien visible, dépassait de la carrosserie, ce qui impliquait de surélever le capot moteur. Cette configuration donnait l’impression que l’arrière du capot était particulièrement haut. La position basse du turbocompresseur aurait permis d’abaisser le capot moteur, mais le système de la soupape de décharge rendait cela impossible. Le système de soupape de décharge semblait donc moins bien pensé que les solutions plus élégantes de Lola et Penske.


Alfa Romeo annonça également une nouvelle version du V8 à course courte, plus compacte et dotée d’un centre de gravité plus bas, attendue au cours de la saison. Mais quel était le véritable engagement d’Alfa Romeo ? Parallèlement, la marque annonça son intention de développer un moteur V12 pour voiture de sport, destiné à être testé face au V10 (ProCar) existant pour le projet de voiture de sport, encore en développement, prévu pour 1991.
Fiasco à Indianapolis
Une seule 90CA, pilotée par Roberto Guerrero, participa aux deux premières courses de la saison 1990. La 16e place fut son seul résultat satisfaisant. A Long Beach, le “Monaco” du CART, la voiture semblait poussive et le moteur clairement en deçà de la concurrence. Aux essais, Guerrero réalisa le 19e temps sur 25 partants. Pire encore, on apprit que la March-Alfa était également en surpoids ! Une 14e place à l’arrivée, à 5 tours du vainqueur, fut le résultat final, peu réjouissant.
Quatre voitures étaient engagées à Indianapolis. Les moteurs « Phase 3 », tant attendus, ne furent pas prêts et il fallut faire appel aux vieux moteurs « Phase 2 », sous-motorisés. Durant la première semaine d’essais pour les 500 miles, les Alfa Romeo ne firent pas sensation. Le bruit du moteur Alfa était nettement différent de celui de n’importe quel autre V8 à quatre arbres à cames en tête. L’Alfa Romeo hurlait et émettait un sifflement aigu unique sur le circuit. Le mardi 8 mai, la carrosserie des deux voitures prit partiellement feu, perturbant leur progression. L’ingénieur Mo Nunn imputa l’incendie à une porosité dans la chambre de distribution du collecteur d’admission du turbocompresseur, par laquelle du méthanol s’était infiltré sur le moteur avant le départ de feu. Le vendredi 11 mai, Al Unser signa le meilleur tour des March-Alfa, à une vitesse moyenne de 345,34 km/h, à comparer au meilleur tour d’Al Unser Jr, au volant d’une Lola-Chevrolet, effectué à une vitesse impressionnante de 367,91 km/h. Le constat était édifiant.
La course de 500 miles fut un calvaire. Guerrero et Unser ont dû se battre avec les retardataires. Le premier fut contraint à l’abandon lorsque, lors d’un arrêt aux stands, les axes de transmission se détachèrent au moment du changement de la roue arrière droite. Al Unser Sr. se traîna, commentant : « J’ai passé plus de temps à regarder dans mes rétroviseurs qu’à regarder devant moi ». Il franchit la ligne d’arrivée, avec 14 tours de retard sur le vainqueur, Arie Luyendijk. Comble de l’ironie, Unser remporta le prix de la meilleure remontée : parti 30e, il termina 13e.
Nouveau châssis, mais pas de miracle
Une semaine après, Patrick Racing annonça son passage aux châssis Lola T90/00. L’acquisition fut motivée par les ingénieurs d’Alfa Romeo, qui affirmaient que leur V8 était comparable au moteur Chevrolet et doutaient des capacités du châssis de March, qui connaissait de graves difficultés financières et luttait pour sa survie. Le projet March 90P à moteur Porsche ne fonctionnait pas mieux d’ailleurs. La March-Alfa avait eu des problèmes de conceptions irréversibles. Les éléments de la suspension arrière étaient dissimulés derrière la carrosserie, contrairement aux autres châssis où les triangles supérieurs étaient exposés à la vue de face. Sur les circuits rapides en particulier, certains éléments de la voiture généraient plus de traînée.

Un autre détail fut aussi dévoilé par un vétéran de l’équipe : les voitures étaient équipées d’énormes moyeux de roues en titane avec des écrous en acier qui finissaient par se gripper et endommager le titane. Le seul recours pour monter et démonter les roues fut une graisse miracle, fabriquée en France, conditionnée en petits tubes qui coûtaient environ 400 dollars l’unité ! Les voitures présentaient également des pièces de carrosserie mal ajustées, avec des arêtes vives partout. Les mécaniciens avaient besoin d’une boîte à outils remplie de disques à tronçonner et de meuleuses pour travailler dessus.

Le passage aux Lola permit quelques progrès. Guerrero termina ainsi 5e au Michigan 1990. En 1991, Danny Sullivan (lui aussi ancien pilote Penske) devint pilote principal. Avec la Lola T91, la saison 1991 fut un peu meilleure. Danny Sullivan décrocha une 4e place à l’ouverture de la saison, à Surfers paradise, puis une 5e à Milwaukee. Quelques autres top 10 permirent à l’américain de ramener 56 points et une 11e place au championnat, mais cela restait bien insuffisant.

Un retrait pas très glorieux
Alfa Romeo mit fin à son programme et se recentra pour 1992 sur un projet bien plus fructueux : la 155 GTA, qui allait bientôt donner la 155 V6 Ti Classe 1 de 1993. L’année avait été néanmoins entachée d’un scandale, pour couronner le tout. À la fin de la saison 1991, Patrick rencontrait des difficultés financières et juridiques. Des rumeurs circulaient selon lesquelles l’équipe aurait expédié un moteur Ilmor Chevrolet aux ingénieurs Alfa Romeo en Italie, qui l’auraient démonté et auraient repris des éléments de conception. Le moteur fut renvoyé en pièces détachées, provoquant la fureur des responsables d’Ilmor. En raison des possibles agissements frauduleux de Patrick, l’écurie se vit refuser un contrat de location de moteurs Ilmor Chevrolet, et Patrick fut contraint de vendre l’écurie à Bobby Rahal et son associé Carl Hogan. Cette initiative de Pat Patrick, très mal perçue, engendra une nouvelle politique : Ilmor ne vendrait plus de moteurs directement à ses clients ; les équipes devraient désormais les louer. Les moteurs seraient scellés, et toute équipe brisant ce sceau s’exposerait à de graves conséquences. Cette politique s’appliquerait désormais à tous les motoristes.
Alfa Romeo quitta ainsi le CART par la petite porte, ce qui marquait la fin d’une décennie plutôt tumultueuse, où le Biscione s’était dispersé dans de multiples projets, alors même que la marque avait des difficultés financières : 4 cylindres turbo F1, V8 Turbo F1, V10 atmosphérique, Procar, 75 supertourisme, projet Groupe C, etc…
