
Après avoir dominé la scène des grands prix au début des années 30, c’est la douche froide en 1934 pour Alfa Romeo. Le nouveau championnat d’Europe se base sur la Formule Libre, qui impose un poids minimal de 750 kilos tout en accordant une liberté totale sur la motorisation. Si la marque milanaise débute royalement la saison avec des victoires à Monaco et au grand prix de France, Mercedes et Auto-Union déboulent en cours de saison et redistribuent les cartes.

Largement subventionnés par le régime nazi, les deux constructeurs germaniques engagent des machines sophistiquées et surpuissantes qui leur permettent d’écraser la concurrence. Face à au 16 cylindres 4,3 litres de l’Auto-Union Type A et au 8 cylindres en ligne 4.0 litres de la Mercedes W25, dépassant tous les deux allègrement les 300 chevaux, Alfa Romeo se retrouve impuissante avec sa vaillante, mais vieillissante P3, dont le 8 cylindres, porté à 2,9 litres, ne peut lutter avec seulement 255 chevaux.
Ferrari vs Allemagne
Au milieu des années 30, les ferveurs nationalistes, exacerbées par les régimes autoritaires fascistes, trouvent, dans le sport automobile, un terrain d’expression idéal. La vitesse, la puissance, la technologie et l’audace sont des valeurs mises en exergue par les sports mécaniques et propices à être récupérées et instrumentalisées par les régimes autoritaires, avides de propagande et d’exploits patriotiques.
Difficile de dire si l’ordre est directement venu des plus hautes sphères de l’état, mais la Scuderia Ferrari se donne pour mission, en 1935, de riposter aux insolentes machines de guerre allemandes ! Depuis 1933, c’est en effet la structure du “Commendatore” (il détestait ce surnom) qui gère l’engagement des monoplaces milanaises, à la place d’Alfa Corse, car le constructeur, en délicatesse financière, a dû se concentrer sur les voitures de route. N’oublions pas que la marque est alors sous le contrôle de l’IRI, un organisme d’état qui avait été mis en place par le régime fasciste pour sauver de la faillite les banques italiennes et soutenir l’économie nationale, à l’époque de la Grande Dépression.

Pour contrecarrer l’Allemagne, Enzo Ferrari a une idée : plutôt que de produire un nouveau moteur de grosse cylindrée, ce qui n’est pas vraiment la marque de fabrique des mécaniques italiennes, pourquoi ne pas associer deux moteurs ? Il faut sortir des sentiers battus. Après tout, Alfa Romeo avait déjà tenté le coup en 1931 avec la Tipo A, ou 12C-3500, qui avait associé deux 6 cylindres 1750cc. Le concept de la Bimotore est ainsi sur les rails, mais il faut aller vite car le feu vert est donné tardivement, en janvier 1935 ! Le développement doit être accéléré, en quelques mois tout au plus, afin d’être opérationnels dès que possible. Lugi Bazzi reçoit cette délicate mission, qui s’accomplira à Modène, dans les ateliers de la Scuderia. On peut ainsi considérer que cette Alfa Bimotore est la toute première machine de course imaginée et produite dans les ateliers de Maranello !
16 cylindres, mais oui !
Vu le laps de temps très court, Bazzi se base sur le châssis de l’ancienne P3 et s’inspire de la carrosserie “Aero” conçue en 1934 avec Breda pour les circuits de vitesse. L’empattement est allongé de 15 centimètres pour permettre la disposition des deux moteurs 8 cylindres. Mais plutôt que de les coupler ensemble, côte à côte, on en place un devant le pilote et l’autre, monté à l’envers, derrière le pilote. Cette disposition est complexe, car les deux moteurs doivent être reliés via un long arbre, qui est connecté à une seule boîte de vitesses et un embrayage unique. Le mouvement est transmis aux roues arrière par l’intermédiaire de deux arbres secondaires en V, comme sur la P3.

La traction reste limitée à l’axe arrière, qui est mis en mouvement par un différentiel placé à la sortie de la boîte de vitesses à trois rapports. Le siège du pilote est déplacé au-dessus de la boîte de vitesses tandis que les réservoirs de carburant migrent sur les côtés de la carrosserie, sous la forme de deux pontons. Un mécanisme placé sous le levier de vitesses permet au pilote de déconnecter les moteurs pour les démarrer avant leur synchronisation, et il était également possible de rouler avec un seul moteur.



Les deux moteurs, qui développent chacun 270 chevaux grâce à l’aide des compresseurs, donnent ici une cylindrée de 6,3 litres et une puissance totale de 540 chevaux, soit 80 de plus quasiment que l’Auto-Union ! Pour se donner une idée de ces chiffres, il faudra attendre le début des années 80 et les moteurs turbo pour retrouver une telle puissance en F1 !
La Bimotore mord la poussière en Libye
En avril, soit seulement quelques mois après le lancement du projet, la Bimotore 16C est testée sur l’autoroute Brescia-Bergame. Si la puissance est au rendez-vous, avec une vitesse de pointe estimée à plus de 330 Km/h, les ingénieurs et les pilotes se montrent sceptiques sur la stabilité et l’agilité du monstre qui, avec ses deux moteurs, frôle les 1300 kilos et consomme beaucoup de carburant ! En dehors de la Formule Libre, la Bimotore se disqualifie de tout autre type de course.

Sauf qu’on n’a pas le temps de tergiverser. En mai se tient le grand prix de Tripoli, au cœur de la colonie italienne de Libye, disputé sur le circuit très rapide de Mellaha. Les écuries allemandes seront évidemment là, et Alfa Romeo se doit de leur tenir tête ! Sur une terre “italienne”, le régime fasciste ne peut accepter un nouvel affront. Deux Bimotore sont dépêchées, dans deux variantes : la 6,3 litres de 540 ch est confiée à Tazio Nuvolari, qui est revenu au bercail après une saison avec Maserati.
La légende dit que Mussolini aurait fait pression pour que l’intrépide pilote soit réengagé par Ferrari, alors que le patron de la Scuderia et le pilote de Mantoue avaient eu une collaboration tumultueuse. La présence de Nuvolari, virtuose du pilotage, est cependant un atout indéniable. La seconde voiture est une version “dégonflée” de 5,8 litres et 510 ch pour le monégasque Louis Chiron.

Dès les essais, on se rend compte des difficultés. Évidemment, la Bimotore est imbattable en ligne droite. Mais dès qu’il y a un virage, ce n’est plus la même histoire ! Le système de freinage a du mal à encaisser le poids des machines, forçant les pilotes à décélérer plus tôt que les autres, même si celle de Chiron, plus légère, s’avère plus maniable. Il faut toute la maestria et l’intrépidité de Nuvolari pour dompter la 6,3 litres. La principale inquiétude vient surtout des pneus !


En plus de la chaleur du site, il faut trouver des pneumatiques capables de supporter le poids de la voiture à haute vitesse et d’encaisser l’énorme puissance, qui n’est délivrée que sur les roues arrière. Les pneus Dunlop ne supportent pas la charge. Résultat ? Un lot de pneus Englebert, réputés plus solides, est expédié en urgence, par avion, vers la Libye. Il n’y a cependant pas de miracle, car le manque de mise au point est criant. En course, on déchanta très vite. Après un début prometteur, où Nuvolari doubla l’Auto-Union de Taruffi sous les vivats de la foule, les Bimotore reculèrent inexorablement ! L’italien fut obligé de s’arrêter à deux reprises en moins de 7 tours, son pneu arrière gauche ayant éclaté à chaque fois ! Au final, Nuvolari s’arrêta à quatre reprises et changea 13 pneus, terminant à 1 tour des Allemandes. Petite humiliation…
Nuvolari n’en veut plus !
Alfa Romeo ne renonce pas, et les Bimotore sont engagées sur le grand prix de l’Avus, un circuit de très haute vitesse, avec des lignes droites interminables qui sont censées mieux convenir au monstre. Mais la malchance semble s’acharner. Lors du transport des voitures et des pièces détachées de Tripoli à Modène, une caisse contenant des jeux d’engrenages fut perdue. De ce fait, les voitures durent courir sur l’Avus avec des rapports de boîte inadaptés, ne permettant pas d’exploiter pleinement la puissance des moteurs.


Le résultat ne fut donc guère plus brillant. Lors de la manche 1, Nuvolari fut blessé au bras droit par un morceau de pare-brise qui s’était détaché et ne put se qualifier pour la manche 2. Louis Chiron adopta une conduite prudente et réussit, sans changer de pneus, à décrocher la 4e place, mais encore une fois loin des Allemandes. Ferrari dut se résoudre à l’évidence, comme le dira un célèbre slogan de Pirelli plus tard : sans maîtrise, la puissance n’est rien !
Nuvolari, passablement agacé par la voiture, mit le holà : on ne pouvait rien tirer de la Bimotore en course, trop lourde, tueuse de pneus et difficile à manœuvrer. Le développement fut stoppé, et Alfa Romeo décida de revenir à une P3 évoluée, dotée de nouvelles suspensions et d’un 8 cylindres de 3.2 litres. Nuvolari saura s’en servir avec maestria au grand prix du Nürburgring, quelques semaines plus tard.
Un record pour partir la tête haute
La Bimotore ne pouvait cependant rester sur un échec. Nuvolari fut ainsi sollicité pour aller chercher des records. En juin, il vise le record de vitesse du kilomètre et du mile lancés, sur la toute nouvelle autoroute Firenze-Mare. Le Mantouan volant (peut-être le seul assez dingue pour le faire surtout !) remporte le record de classe B (entre 5000 et 8000cc), à la vitesse de 321,428 km/h sur le kilomètre lancé et 323,125 km/h sur le mile lancé, avec une pointe à 364 Km/h ! Une fois ce « lot de consolation » acquis, la Bimoteur fut définitivement dirigée vers un garage des ateliers de la Scuderia Ferrari, avant d’être vendue à un pilote amateur anglais, qui la fit courir à Donington et Brooklands, mais dans une configuration à 1 moteur.

